Julien Perrot: l'art de raconter sans alarmer

Comment parler de nature dans un monde saturé d’urgences, de crises multiples, et de méfiance envers les voix scientifiques? Entretien avec Julien Perrot, fondateur de la Salamandre, sur les ressorts d’une communication environnementale à la fois lucide, accessible et profondément humaine.
À l’occasion de la sortie de son livre Une vie pour la nature, nous avons rencontré Julien Perrot, fondateur de la maison d’édition et de la Revue Salamandre, figure incontournable de la communication naturaliste en francophonie. Depuis plus de 40 ans, il œuvre à reconnecter le grand public au vivant. Mais comment parler de nature dans un monde saturé d’urgences, de crises multiples, et de méfiance envers les voix scientifiques?
Par Magali Di Marco
Cet échange avec Julien Perrot s’est déroulé dans son jardin près de Neuchâtel, un écrin de verdure au milieu des champs, à l’image de sa vie dédiée à la nature. Fondateur de La Salamandre, il en est l’âme depuis 42 ans. Son dernier ouvrage, Une vie pour la nature, retrace ce parcours singulier fait de rencontres marquantes – avec les arbres, les oiseaux, les ours, les chevreuils, les libellules et les tritons – mais surtout avec un public qu’il n’a cessé de vouloir reconnecter au vivant. Rares sont les médias indépendants qui traversent les décennies. Alors comment maintenir l’attention du grand public sur des sujets aussi essentiels – et parfois aussi polarisants – que la biodiversité ou la crise écologique ?
MDM: Aujourd’hui, les voix du journalisme de qualité, de l’intelligence et de la science semblent moins écoutées. Dans ce contexte, l’écriture pour défendre la biodiversité est-elle pour vous toujours pertinente?
Julien Perrot: Il y a à peu près cinq questions en une! (sourire) Le fil rouge de ce livre, c’est mon parcours: ces 42 années de Salamandre. Mais au-delà de l’histoire personnelle, j’ai voulu transmettre un message positif – ce dont, je crois, nous avons cruellement besoin dans un contexte de plus en plus anxiogène.
Face à l’éco-anxiété qui touche notamment les plus jeunes, j’essaie de cultiver une posture à la fois lucide et joyeuse. Ce n’est pas évident, mais je crois que c’est vital: il faut trouver un chemin entre la gravité des enjeux et la capacité à continuer à s’émerveiller. Dans ce livre, je partage des pistes concrètes pour adopter cette posture au quotidien, notamment grâce à ce lien vivant avec la nature.
La faute à un cerveau pas adapté aux enjeux
Cela fait plus de quatre décennies que je m’efforce de reconnecter les gens au vivant. Et pourtant, malgré quelques victoires ponctuelles – sauver une espèce, interdire des produits toxiques – la trajectoire globale reste alarmante. Le mur se rapproche, et tout indique que le rythme de destruction de la nature s’accélère. Ce paradoxe s’explique en partie par nos limites cognitives: notre cerveau est câblé pour réagir à des menaces immédiates, pas à des crises diffuses, lentes et complexes. Si un lion surgit des buissons, nous fuyons. Mais si l’on nous dit qu’en 2045 la planète deviendra invivable, notre cerveau minimise, reporte, oublie.
Ajoutez à cela les biais de confirmation, amplifiés par les réseaux sociaux, et vous obtenez un terreau fertile au déni.
“Beaucoup préfèrent suivre un influenceur sympathique sur YouTube que faire confiance à un scientifique ou un journaliste qui recoupe ses sources. Ce glissement vers un négationnisme environnemental est inquiétant.”
Cela fait longtemps qu’on dit qu’on va contre le mur. Et ce mur, il est toujours plus proche de nous, et on voit qu’avec ce qu’il se passe depuis plusieurs mois (élections de Donald Trump, guerre en Ukraine ou à Gaza) le processus de destruction de la nature s’accélère.
Face à cette réalité, je continue, avec toute mon équipe, à faire ce que je peux – avec sincérité et engagement. Je n’ai pas de solution miracle, mais je mets toute mon énergie, toutes mes ressources dans cette mission de transmission. Mon parcours mêle science, terrain et journalisme appris sur le tas. J’essaie simplement d’agir pour le bien commun. Et même si nous sommes conscients des limites de notre action, nous tenons bon, portés par la conviction qu’il faut continuer à raconter, encore et toujours.
Comment garder l’attention du grand public sur les enjeux écologiques, à une époque où les crises s’enchaînent et se concurrencent?
Julien Perrot: La clé, c’est le storytelling. À La Salamandre, nous transmettons des connaissances, bien sûr, mais surtout des émotions. Une donnée factuelle, même effarante – comme “66 % des vertébrés ont disparu en 40 ans” – frappe l’esprit une seconde, puis s’efface. En revanche, une histoire comme celle-ci laisse une empreinte: dans le nord de l’Inde, des éléphants enterrent leurs éléphanteaux morts de chaleur et de sécheresse. Ils les couchent sur le dos, les recouvrent de terre. Cette histoire bouleversante touche et dit tout sur la crise climatique.
Raconter, c’est toucher. Et c’est ce qui peut donner envie de s’engager, sans culpabiliser. C’est le pari que nous faisons depuis toujours: montrer ce qui existe encore, ce qui est beau, et faire du bien en parlant de nature.
Vous avez oeuvré pour défendre l’initiative Biodiversité, quelle expérience retenir de ce combat?
Julien Perrot: On m’a souvent proposé de m’engager en politique, mais j’ai toujours refusé. Je crois qu’une posture indépendante, apolitique, me permet d’avoir plus d’impact. Cela dit, soutenir l’initiative Biodiversité m’a paru évident. C’était une démarche de bon sens, portée par un consensus scientifique fort, au service du bien commun.
Ce qui m’a frappé, c’est le décalage entre cette volonté de protéger la vie – notre bien commun le plus précieux – et la violence de certaines oppositions, souvent populistes, qui caricaturent le propos ou ou racontent n’importe quoi. On accuse les écologistes de vouloir nuire aux agriculteurs, alors qu’il n’y a pas d’agriculture possible sans biodiversité. Cette confrontation m’a à la fois enrichi… et attristé.
Dans un contexte où les crises vont se succéder, cela crée beaucoup de crispation. C’est plus simple de mettre la faute sur les étrangers ou les écolos. C’est la voie de la facilité et du déni.
Est-ce qu’on a trop joué sur la peur dans la communication environnementale ces dernières années?
Julien Perrot: Être lucide sur la gravité des enjeux, cela ne peut que faire peur.. Et cette peur peut avoir deux effets: soit elle mobilise, soit elle paralyse et nourrit le déni. Je n’ai pas de recette magique. Ce que je sais, en revanche, c’est qu’il faut rester modeste quant à notre capacité d’influence. Mon ambition est simple: continuer à sensibiliser positivement. Et je constate que cela fait du bien aux gens. Cela les aide à avancer, sans nier la gravité des enjeux.
Peut-on vraiment faire passer un message d’urgence avec douceur et émerveillement ? Ou faut-il parfois "secouer les consciences"?
Julien Perrot: Je n’ai pas de réponse claire à cette question. On le voit bien dans les rapports du GIEC, par exemple: ils disent que c’est très, très grave… mais que ce n’est pas encore trop tard. Les auteurs marchent sur des œufs. C’est extrêmement difficile d’alerter sans braquer, tout en assumant nos propres paradoxes. Nous en avons tous. La Salamandre aussi: notre chaîne YouTube génère 70 000 vues par semaine, et l’impression d’un magazine a forcément un impact.
“Il faut bien comprendre que ce n’est pas avec des douches plus courtes qu’on changera le monde. Ce qu’il faut, ce sont des changements structurels profonds.”
Et ces changements, ils vont arriver – d’une manière ou d’une autre. Car les lois physiques sont simples : ce système ne peut plus durer. Plus on attend, plus la transition sera douloureuse.
On parle beaucoup de l’effondrement de la biodiversité, mais on a l’impression que ça reste abstrait pour beaucoup. Pourquoi ce décalage?
Julien Perrot : Pendant la campagne, on a essayé de revenir à la base: expliquer ce qu’est la nature. Parce qu’aujourd’hui, surtout en ville, beaucoup de gens vivent dans une déconnexion totale du monde vivant. On voit des quartiers entiers avec des gazons tondus à ras, du plastique à la place de l’herbe, des haies de thuyas sans aucun intérêt écologique… et on trouve ça joli. C’est devenu la norme. Nous, on essaie de lutter contre cette vision-là, de réapprendre ce qu’est le vivant, ce qu’il apporte. Et ce qui est très inquiétant, c’est l’incompétence du monde politique sur ces questions.
Est-ce qu’il faut s’adapter aux codes des réseaux sociaux, quitte à simplifier ou vulgariser à l’extrême? Ou au contraire, résister? Quels sont les ressorts émotionnels que vous estimez les plus efficaces pour éveiller l’intérêt pour la nature?
Julien Perrot: Je n’aime pas le mot “vulgarisation”. Mais oui, il faut savoir scénariser, utiliser les outils d’aujourd’hui pour raconter des histoires. Avec La Salamandre, on a développé des compétences solides en vidéo. On est dans de bons standards professionnels, on connaît les techniques pour capter l’attention, et c’est essentiel si on veut intéresser. Une vidéo YouTube peut même servir à faire connaître un bon bouquin, alors pourquoi s’en priver ? Ce qui compte, c’est de rester fidèle au fond, tout en adaptant la forme. Il faut naviguer entre tirer la sonnette d’alarme, mais sans trop alarmer quand même. Les scientifiques ont fait d’énormes progrès dans la communication. Mais le gros problème, comme dit plus haut, ce sont ces biais cognitifs qui nous font focaliser sur notre confort immédiat plutôt que sur les problèmes plus éloignés dans le temps.
Pourquoi, selon vous, les messages des scientifiques n’ont-ils pas réussi à provoquer de basculement politique ou sociétal fort?
Julien Perrot : En 1972, le rapport Limits to Growth, du Club de Rome, a modélisé douze scénarios sur l’évolution du monde. Tous sauf un – celui du dérèglement climatique – étaient couverts. Et le scénario “business as usual” annonçait un effondrement des sociétés humaines vers 2030.
Ce qui est dingue, c’est qu’à l’époque, ce rapport a été pris au sérieux. Aujourd’hui, plusieurs études – dont une publiée en 2020 dans le Yale Journal of Industrial Ecology – montrent qu’on est exactement dans la trajectoire prévue.
Dennis Meadows, qui dirigeait cette équipe et qui doit avoir près de 80 ans, dit aujourd’hui qu’il aurait dû être encore plus clair, plus alarmiste. Car malgré tout, rien n’a changé. Le monde politique sait ce qui va se passer depuis plus de cinquante ans.
La vérité, c’est que les scientifiques ont fait leur travail. Mais en face, les lobbies ont été plus puissants. À la fin des années 1980, un rapport révèle, dans un livre édifiant, « Perdre la Terre. Une histoire récente » écrit par Nathaniel Ritch, qu’ils ont même failli convaincre l’administration Reagan de limiter les émissions de gaz à effet de serre. Ils ont été stoppés de justesse par les industries pétrolières. Quand la science sert à créer des technologies, elle est applaudie. Mais quand elle dérange, quand elle dit qu’il faut changer nos comportements… on la discrédite.
Selon moi, il y a une élite mondiale qui sait pertinemment ce qui est en train de se passer depuis des décennies, et qui s’évertue à maintenir le système. Ces gens devraient être jugés pour crime contre la planète, ou au moins l’humanité!
À propos de votre livre “Une vie pour la nature”, qu’avez-vous voulu transmettre avec ce livre? A-t-il vocation de convaincre les convaincus ou au contraire, connecter des gens qui s’en fichent?
Julien Perrot: Ce que j’ai voulu transmettre, c’est de l’amour pour tout ce qui nous entoure, pour le vivant. Et aussi de l’énergie – parce qu’on en a besoin. Une vie pour la nature s’adresse à tout le monde, pas seulement aux convaincu·es. Et il a tout à fait sa place dans une ferme, chez des gens qui n’ont pas forcément l’habitude de lire sur l’écologie! Le format est accessible: de courts chapitres, agréables à lire, pour picorer, réfléchir, respirer.
Quel conseil donneriez-vous aux communicant·es qui souhaitent faire bouger les lignes sans tomber dans la fatigue militante?
Julien Perrot: Et à celles et ceux qui communiquent, qui s’engagent: racontez des histoires, touchez, montrez des images. Mais surtout, protégez-vous contre le burn-out environnemental. Faites votre part sans vous épuiser. On ne changera pas le monde tout seuls – mais chaque voix compte.
Julien Perrot, merci!
Rédaction et interview: Magali Di Marco
Photo: David Marchon